70.
Quand il eut terminé sa lecture, Carroll recula sa chaise puis secoua la tête.
Le volumineux rapport sur le colonel David Hudson était étalé devant lui.
L’enquête sur Green Band venait de prendre une tournure inattendue.
Le colonel David Hudson en constituait assurément l’énigme finale.
Les débuts de David Hudson dans la carrière militaire avaient été extrêmement prometteurs. Il était sorti de l’académie militaire de West Point, avec les honneurs, en 1966. Pendant quatre ans, il y avait été membre de l’équipe de tennis, dont il avait fini par être le capitaine. À en croire tous les comptes rendus, il avait été un élève officier très apprécié.
À partir de là, les choses s’amélioraient – ou empiraient. Hudson s’était par la suite porté volontaire pour suivre la formation des forces spéciales et il avait enchaîné avec une instruction spécifique chez les Rangers. Au premier abord, l’armée n’aurait pas pu espérer jeune soldat plus motivé et plus appliqué.
L’incarnation du jeune homme cent pour cent américain.
Tous les rapports que Carroll avait lus étaient émaillés d’éloges tels que « l’un de nos meilleurs éléments », « le genre d’officier qui devrait faire notre fierté à tous », « un soldat exemplaire à tous égards », « fait preuve d’un enthousiasme extraordinaire et tout à fait contagieux », « sans aucun doute l’un de nos futurs commandants », « a l’étoffe de ceux autour desquels nous devons construire l’armée d’aujourd’hui »…
Au Vietnam, le capitaine Hudson avait reçu la Médaille d’Honneur et la DSC pendant sa première période de service. Capturé et emmené au Nord pour y subir des interrogatoires, il avait passé sept mois dans un camp de prisonniers vietcong.
Bien qu’ayant failli y mourir, Hudson s’était engagé pour une deuxième tournée et avait à plusieurs occasions fait preuve « d’une bravoure et d’une audace remarquables ».
C’est alors que, trois mois avant l’évacuation de Saigon, il avait été gravement blessé dans l’explosion d’une grenade et avait perdu son bras gauche. Hudson avait réagi avec un courage caractéristique.
Un rapport d’hôpital disait : « David Hudson est un don du ciel. Il aide les autres patients et ne donne jamais l’impression de s’apitoyer sur son sort… C’est, en tout point, un jeune homme foncièrement idéaliste. »
Cependant, assez brutalement, peu après son retour aux États-Unis, tant la carrière de David Hudson que sa vie paraissaient s’être gâtées de façon alarmante. Il était indiqué dans son dossier que la transformation avait déconcerté sa famille et ses amis.
Son père était cité plusieurs fois : « On aurait presque dit que c’était un autre homme qui était revenu de la guerre », « Cette flamme qui l’animait, cette ferveur communicative, avait disparu de son regard »…
Hudson fut discrètement sanctionné pour « activités préjudiciables à l’armée », tout d’abord à Fort Sam Houston, au Texas, puis à Fort Still, dans l’Oklahoma…
Un autre rapport signalait qu’il avait été muté deux fois en l’espace de quelques mois, en raison d’actes d’insubordination qui, à première vue, semblaient sans importance…
Son mariage avec Betsy Hinson, son amour de jeunesse, prit fin abruptement en 1973. La jeune femme avait déclaré : « Je ne reconnais plus David. Je ne connais pas cet homme dont je suis soi-disant l’épouse. David est devenu un étranger pour tous ses proches. »
Au cours des années suivant la guerre, Hudson avait manifesté une volonté presque obsessionnelle d’œuvrer au sein d’un petit nombre d’associations de vétérans du Vietnam. En tant que porte parole de ces comités et organisateur de meetings dans tout le pays il avait rencontré des stars hollywoodiennes progressistes, de charitables dirigeants de grosses entreprises et des politiciens en vue, en compagnie desquels il avait été à maintes reprises photographié.
À un moment donné dans la matinée, Carroll avait étalé méticuleusement devant lui des photocopies de tous les clichés de David Hudson dont il disposait.
Il avait alors remarqué une tache de café, ou de Coca, sur l’une des photos. La trace avait l’air récente. Samantha Hawes ? Quelqu’un d’autre ?
Sur les photos tout au moins, le colonel Hudson correspondait à l’image idéalisée du militaire d’antan. Avec son physique sain à la James Stewart, il était conforme à la représentation que les gens se faisaient des soldats américains avant la guerre du Vietnam. Sur presque tous les clichés pris pendant le conflit, il portait ses cheveux blonds en brosse, il avait quelque chose de résolu et d’héroïque dans la mâchoire et il affichait un sourire pincé et un peu emprunté mais assurément désarmant. Le colonel Hudson était de toute évidence très sûr de lui et de ce qu’il faisait. Il était incontestablement fier, profondément fier, d’être un soldat américain.
Carroll se leva et, s’arrachant au monceau de documents officiels, se mit à déambuler dans la bibliothèque.
Très bien – qu’est-ce qu’il avait, là ?
Un meneur, un soldat-né, qui, à un moment de son parcours avait merdé en beauté.
À moins qu’on ne l’eût fait merder ?
Il devait exister des centaines, peut-être même des milliers d’hommes tels que David Hudson à travers les États-Unis. Certains d’entre eux devenaient fous et finissaient internés dans les services psychiatriques des hôpitaux pour anciens combattants. D’autres restaient tranquillement assis, seuls dans des piaules crasseuses, attendant, telles des bombes à retardement, le moment d’exploser.
Le colonel David Hudson ?… Était-ce lui, Green Band ?
Samantha Hawes réapparut, chargée d’un plateau avec une cafetière, des sandwiches et des salades composées.
— Je vois que tout ça vous inspire…
— Oui, c’est vraiment quelque chose. C’est curieux et totalement fascinant. Mais difficile à interpréter.
Carroll effectua des mouvements circulaires avec les paumes sur ses paupières afin de soulager ses yeux rouges.
— Merci pour la nourriture et tout particulièrement pour le café
— Tous ces dossiers sont captivants. Notamment celui du colonel Hudson. C’est un homme très complexe, vraiment singulier. Il était si parfait. Le soldat modèle. Et ensuite ? Qu’est-ce qui lui est arrivé après son retour aux États-Unis ?
Samantha Hawes s’assit au bureau à côté de Carroll. Elle mordit à pleines dents dans un énorme sandwich.
— Comme je vous l’ai dit, il y a des blancs vraiment étranges dans son dossier militaire. Dans leurs dossiers à tous. J’en compulse suffisamment pour être à même de m’en rendre compte, croyez-moi.
— Quel genre de blancs ? Qu’est-ce qui devrait s’y trouver qui n’y est pas ?
— Eh bien, il n’y a aucun rapport écrit sur la formation des forces spéciales qu’il a suivie à Fort Bragg, par exemple. Rien non plus sur celle effectuée chez les Rangers. Presque rien ne figure dans le dossier, concernant sa détention comme prisonnier de guerre. Tout ça devrait y être. Estampillé « hautement confidentiel » au besoin, mais ces documents devraient indéniablement faire partie du dossier.
— Il manque quoi d’autre ? Est-il possible qu’il y ait des photocopies ou des originaux ailleurs ?
— Il devrait y avoir davantage de profils psychologiques. Plus de rapports consécutifs à l’amputation de son bras. Il y a très peu d’éléments là-dessus. Il a été torturé par les Viets. Il souffre apparemment toujours de flashes, de réminiscences. Comme par hasard, il manque toutes les autres données sur sa captivité en camp de prisonniers. Par ailleurs, je n’ai jamais vu un dossier de ce style exempt d’un rapport psy complet.
Carroll s’empara d’un deuxième gros sandwich au rosbif.
— Peut-être que c’est Hudson lui-même qui les a extraits de son dossier ? souffla-t-il.
— Je ne vois pas très bien comment il pourrait s’introduire ici, mais ça ne serait pas plus extravagant que certaines des choses que j’ai lues hier…
— Comme quoi ? Continuez, Samantha, je vous en prie.
— Comme la façon dont il a été mis sur la touche juste après le Vietnam. Il avait obtenu des résultats exemplaires en tant qu’officier de renseignements en Asie du Sud-Est. Il avait été un chef de section irréductible au Vietnam. Comment se fait-il qu’on lui ait donné un poste aussi insignifiant quand il est rentré ici ? Était-ce à cause de son bras ? Dans ce cas, pourquoi est-ce que cela n’est explicitement écrit nulle part ?
— Il est possible que ce soit la raison pour laquelle il ait quitté l’armée, suggéra Carroll. À cause de la médiocrité de ses missions après son retour.
— Peut-être. C’est même sans doute pour ça, oui. Malgré tout, qu’est-ce qui, en premier lieu, a poussé les autorités militaires à le lâcher ?… Elles couvaient littéralement David Hudson avant qu’il ne revienne. Je peux vous assurer qu’elles avaient de sérieuses ambitions pour lui. Tous ces rapports prouvent qu’il avait un parcours tout tracé pour la gloire. Les premières années, du moins. Hudson était une vraie star.
Carroll en prit note mentalement.
— Quel genre d’affectation aurait-il pu espérer ? Une fois revenu aux États-Unis ? S’il avait continué sur sa prometteuse lancée ?
— Il aurait dû, au minimum, décrocher un poste au Pentagone. D’après son dossier, il gravissait les échelons extrêmement rapidement. En tout cas jusqu’à ses ennuis disciplinaires. Or on lui a collé toutes ces missions minables avant même qu’il ait fait quoi que ce soit pour les mériter…
— Ça me paraît complètement illogique, effectivement. Pour le moment, en tout cas. On pourra peut-être m’éclairer sur ce point au Pentagone. C’est là-bas que je vais maintenant…
Samantha Hawes se leva en même temps que Carroll.
— Mes sincères condoléances. À côté du Pentagone, cet endroit franchement sinistre passerait pour une communauté hippie…
— Oui, j’ai entendu dire que c’était une bande de joyeux lurons, répondit Carroll, en rendant son sourire à l’agent Hawes.
— Écoutez, fit celle-ci, il faut que je vous confie autre chose. Une autre personne a consulté ces dossiers. Au moins une personne, au cours de ces deux dernières semaines. Le 5 décembre, si vous voyez ce que je veux dire.
Carroll, qui rangeait ses affaires, s’immobilisa et dévisagea la jeune femme.
— Qui ça ? demanda-t-il.
— Le 5 décembre, la Maison-Blanche a réclamé certains de ces dossiers. Le vice-président Elliot voulait les voir. Il les a gardés pendant plus de six heures.